Edgar Morin, sociologue et écrivain, était l'invité du « grand entretien » de Nicolas Demorand et Léa Salamé à France-Inter, il y a quelques jours. Impressionné par la lucidité de cet humaniste, je voulais vous écrire ici un condensé de ces 20 minutes d’interview quand je me suis aperçu que France-Inter en avait écrit un excellent résumé. Je vous le retranscris ci-après.
Edgar Morin était invité à l’occasion de la publication, à 98 ans, de ses mémoires "Les souvenirs viennent à ma rencontre" (Fayard). Il présente ce livre non pas comme une autobiographie mais comme "une façon de me rappeler ce qui m'a ému dans ma vie, tout ce qui a frappé ma sensibilité, tout ce qui m'a étonné". Il ne raconte pas sa vie de façon chronologique et a "laissé jaillir selon l'inspiration : un souvenir en appelle un autre, et ainsi de suite". "J'ai laissé venir les souvenirs, je n'ai pas cherché à les arracher de la mémoire".
Ce livre commence par des évocations de la mort, à commencer par celle qu'il a frôlée à sa naissance : "J'ai le cordon ombilical autour du coup, je sors par le siège, je suis mort. Il a fallu que le gynéco me prenne par les pieds et me donne des gifles pendant une demi-heure pour que je pousse le premier cri". Autre événement capital : la mort de sa mère, à l'âge de 10 ans. "Cette mort a été affreuse, mais, encore pire, mon père, voulant bien faire, ne m'a pas dit qu'elle était morte. Il m'a parlé de voyage. Moi, dès le début, j'avais compris. J'ai pris ce mensonge en haine : j'ai vécu seul avec un chagrin que je devais cacher à mes parents".
L'amour occupe aussi une place importante dans ces mémoires : "A 80 ans passés, j'ai retrouvé l'amour après le décès de ma femme. Bien entendu, j'aurais pu vivre la tristesse, la solitude et la résignation, mais tout ceci m'a re-exalté".
Ancien résistant, qui a vu monter en Europe les totalitarismes qui ont mené à la Seconde1 guerre mondiale, Edgar Morin se reconnait-il dans les parallèles qui sont faits entre les années 30 et les années 2010 ? "Ce qui relie les deux époques, c'est l'angoisse. Elle trouve des boucs-émissaires. A l'époque de la crise économique, de la crise de la démocratie, les gens se sont renfermés et il y a eu cette tendance à l'hyper-nationalisme, où l'on dénonçait les métèques et les immigrés. Mais la conjoncture entre hier et aujourd'hui : aujourd'hui le risque c'est le péril de la planète, une planète en convulsion".
Le danger des nouveaux populismes est étroitement lié au danger climatique, selon lui : "Ce sont deux périls de même nature qui coïncident dans le temps : l'un ne pourra que favoriser l'autre. Bolsonaro est quelqu'un qui se fout complètement de ce qui peut arriver en Amazonie. Ces nouveaux chefs très complaisants pour les pouvoirs de l'argent et du profit absolu ont tendance à nier le péril écologique".
Est-il pessimiste ? Ou éternel optimiste ? Edgar Morin dit refuser cette alternative. "D'abord j'ai constaté dans ma vie que les optimistes avaient toujours des mauvaises surprises et que les pessimistes pouvaient avoir de bonnes surprises", explique-t-il. "J'ai vu dans ma vie que le probable peut devenir improbable. Il y a des prises de conscience qui peuvent surgir, il peut y avoir des tournants. J'ai misé ma vie sur l'improbable, déjà quand j'étais résistant, et je continue aujourd'hui".
Interrogé enfin par un auditeur sur les secrets de sa longévité et de son énergie à 98 ans, il déclare : "C'est l'amour, l'amitié, la curiosité, qui restent toujours présents en moi ! Et je suis stimulé par la foi que j'ai dans mes idées".
(D’après « France-Inter Programme » du vendredi 6 septembre 2019)
1Seconde s’emploie quand il n’y a pas de troisième. Deuxième appelle au contraire une série : troisième, quatrième ...